(Un autre livre qui mériterait de figurer parmi
les grands classiques de la littérature, c'est
La Course au mouton sauvage de Haruki Murakami)
Avez-vous lu « Le Château » ? Ce roman, le plus étrange, et en même temps le plus typique et le plus profond de Kafka qui commence par ce paragraphe inoubliable :
« Il était tard lorsque K. arriva. Une neige épaisse couvrait le village. La colline était cachée par la brume et par la nuit, nul rayon de lumière n’indiquait le grand Château. K. resta longtemps sur le pont de bois qui menait de la grand-route au village, les yeux levés vers ces hauteurs qui semblaient vides.»
Ce roman de 500 pages qui raconte les vains efforts d’un arpenteur, dont on ne sait rien qu’une initiale, K., pour obtenir un permis de séjour dans un village dominé par un mystérieux Château, est resté inachevé, par la mort de l’auteur (encore un symbole, même s’il est involontaire !) mais on sait comment il avait l’intention que finisse son roman :
L’« arpenteur » obtient finalement satisfaction, mais au moment où il meurt d épuisement. Autour de son lit de mort la commune se rassemble, et c’est à ce moment qu’arrive su Château une décision déclarant que K. n’a pas réellement droit de cité au village mais qu’on l’autorise tout de même à y vivre et y travailler par égard pour certaines circonstances accessoires.
Comme dit le procès-verbal de Momus :
« L’arpenteur K. devait d’abord chercher à se fixer au village. Ce n’était pas aisé, car personne n’avait besoin de ses travaux, personne ne voulait le recevoir, hormis l’aubergiste du Pont dont il avait surpris la bonne volonté, personne ne se souciait de lui. »
Si vous n’avez pas encore compris l’ami de Kafka, qui l’a édité, dit dans sa postface :
« on peut dire que ce « Château » où K. n’obtient pas le droit d’entrer et dont il ne peut même pas approcher comme il faut, est exactement la « Grâce » au sens des théologiens, le gouvernement de Dieu qui dirige les destinées humaines (le « village »), la vertu des hasards et des délibérations mystérieuses qui planent au-dessus de nous.
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et comme l’homme épie, perplexe, tendant l’oreille aux bruits du monde qui ne répond que par le silence ou par les oracles les plus divers à son éternelle question concernant le bien et le mal, et comme pourtant l’espoir reste indéracinable au fond de son âme sur la seule voie qui lui soit destinée ! Jeux de cache-cache de l’intuition, retards, obscurités, donquichotteries, difficultés, impossibilités de la condition humaine, … et ce pressentiment qui transparaît quand même à travers toutes nos erreurs, d’un ordre qui doit nécessairement régner dans des sphères plus hautes.
Il évoque aussi le rôle que jouent les femmes dans tout ça :
Un passage du manuscrit, biffé (et c’est encore là une singularité de l’auteur : les passages supprimés paraissent aussi beaux que le reste, aussi essentiels), dit donc : « Il était obligé de s’avouer que, s’il eût trouvé ici Pepi au lieu de Frieda et qu’il lui eût supposé la moindre relation avec le « Château », il eût cherché à presser le mystère sur son sein du même cœur qu’il avait pressé Frieda. »
Et conclut par :
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Cet «à faux » des efforts que l’homme entreprend pour comprendre Dieu, cette impossibilité où se trouve sa raison de lancer un pont sur l’abîme, ne pouvaient se trouver mieux rendus
Kafka – pour m’exprimer avec sa discrétion – a « beaucoup vu », il a vu beaucoup de choses qu’on ne soupçonnait pas avant lui.
(Max Brod)
Quand à Camus, dont les personnages semblent dans la même situation que K. il dit dans « Le Mythe de Sisyphe » :
« Lorsque K… téléphone au château, ce sont des voix confuses et mêlées, des rires vagues, des appels lointains qu’il perçoit. Cela suffit à nourrir son espoir, comme ces quelques signes qui paressent dans les ciels d’été ou ces promesses du soir qui font notre raison de vivre. »
Voici un passage du roman :
Olga :
« Il se tuait en pèlerinages et ces démarches qui, sans l’argent, eussent pris rapidement la fin qu’elles méritaient, traînaient en longueur grâce à nous. Comme on ne pouvait vraiment rien faire d’extraordinaire pour les suppléments qu’il payait, un secrétaire essayait quelquefois de lui donner un semblant de satisfaction en lui promettant une enquête et en laissant percer une allusion à certaines traces qu’on aurait déjà trouvées et qu’on suivait, non par devoir, mais par sympathie pour le père ; et le père, au lieu de se défier un peu plus, devenait un peu plus crédule. Quand il avait reçu ces promesses sans valeur, il revenait à la maison comme s’il nous eût apporté la bénédiction du Bon Dieu, et c’était supplice que de le voir grimacer derrière Amalia en ouvrant de grands yeux, en souriant d’un air fin et en nous la montrant du doigt pour nous donner à entendre que la réhabilitation de sa fille était sur le point de s’accomplir grâce aux efforts qu’il avait faits.
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Il avait formé le dessein de se poster près du Château sur la grand-route à l’endroit où passaient les voitures des fonctionnaires et si l’occasion s’en offrait, de présenter sa demande de pardon. A parler franc, c’était un projet dénué de toute raison, même si l’impossible s’était produit et que sa prière fut parvenue jusqu’à l’oreille d’un fonctionnaire. ….. on peut passer des heures à la leur expliquer, ils remuent la tête poliment mais ils ne comprennent pas un mot. Et c’est bien naturel ; vous n’avez qu’à chercher à comprendre les petites questions administratives qui vous concernent personnellement, des affaires de rien du tout qu’un fonctionnaire règle d’un haussement d ‘épaule, cherchez à les comprendre à fond, vous aurez trouvé du travail pour toute votre vie et vous n’en viendrez pas à bout.
Les moindres détails extérieurs hurlaient l’impossibilité de l’entreprise.
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Le récit d’Olga lui découvrait la perspective d’un monde si grand, d’un univers si invraisemblable qu’il ne pouvait s’empêcher de la confronter un peu avec ses petites expériences pour se convaincre plus nettement de l’existence de ce monde aussi bien que du sien.
- C’est possible, dit Olga, mais … en tout cas aucun d’entre eux n’a de temps à perdre avec le père. Et puis le Château a plusieurs entrées : une fois c’est l’une qui est à la mode et tout le monde passe par-là, une autre fois c’est une autre et les voitures y affluent. D’après quelles règles ces changements s’opèrent-ils ? On n’a pas encore pu le trouver. D’ailleurs, comme le lieu des sorties, le nombres des voitures varie constamment lui aussi suivant des lois impénétrables. Il se passe souvent un jour entier sans qu’on en aperçoive une seule, puis elles processionnent sans arrêt. Et maintenant, en face de ce défilé, représentes-toi notre père. Vêtu de son plus bel habit qui sera bientôt le seul qui lui reste, il quitte la maison chaque matin, escorté de nos bénédictions. Il emporte un petit insigne de pompier – auquel, au fond, il n’a plus droit – pour l’arborer hors du village ; au village même il a peur de le montrer bien que cet insigne soit si minuscule qu’on ne le voit pas à deux pas ; mais le père s’imagine que ce brimborion va attirer sur lui l’attention des fonctionnaires qui passent au fond de leurs voitures ! Non loin de l’entrée du Château sont les jardins d’un maraîcher, un certain Bertuch, ce fut là, sur le rebord du mur étroit qui supporte la grille du jardin, que le père choisit une place.
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Le père restait donc assis là tous les jours ; l’automne était morne et pluvieux.
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Par la suite il cessa de raconter ces détails, il n’espérait sans doute plus rien, ce n’était plus que par devoir, pour faire son aride métier, qu’il allait à-bas passer sa journée. Ce fut à cette époque que commencèrent ses douleurs rhumatismales.
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Jusqu’à ce qu’un beau matin le père ne put plus tirer hors du lit ses jambes raides ; il était désespéré ; il croyait voir dans son délire une voiture qui s’arrêtait justement devant chez Bertuch, un fonctionnaire qui descendait, le cherchait le long de la grille, et, dépité, remontait en hochant la tête dans sa voiture ;L père poussait alors de tels cris qu’on eût cru qu’il cherchait à se faire entendre du fonctionnaire de si loin et à lui expliquer combien il était peu coupable de son absence.
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Et c’est fut alors que commença ce semblant de service dont je t’ai parlé. Barnabé pénétra pour la première fois au Château, ou , plus exactement dans le bureau qui est devenu pour ainsi dire le centre de ses opérations avec une facilité faite pour surprendre tout le monde.
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Mais si moi, K., j’ai parfois dénigré ce service de messager, ce n’était pas dans l’intention de te tromper, c’était par peur. Ces deux lettres qui sont passées par les mains de Barnabé constituent depuis trois ans le premier signe de clémence qui ait jamais été adressé à notre famille. Ce revirement, si c’en est un et non une illusion – car ici les illusions sont plus fréquentes que les revirements – est en rapport avec ta venue.
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- Pourtant, dit K., toi et Amalia, vous cherchez toutes deux à m'oter de plus en plus confiance dans les messages.
- Oui, dit Olga, c'est ce qu fait Amalia; et je l'imite. C'est l'effet de ce manque d'espoir qui nous accable. Nous croyons que l'absence d'intérêt des messages est une chose tellement évidente que nous ne risqons de faire aucun mal en en parlant, et qu'au contraire nous nous rendons par là plus dignes de ta confiance et de ta pitié, les seules choses dans lesquelles nous espérions au fond; Me comprends-tu? Voilà comment nous raisonnons. Les messages sont sans intérêt, on ne saurait y puiser directemen nulle force, tu es trop intelligent pour t'y laisser tromper, et, si nous pouvions te tromper, Barnabé ne serait qu'un porteur de mensonges.
......
- Non, dit Olga, tu t'y trompes et peut-être s'y laisset-il prendre lui aussi; à quoi est-il donc arrivé? Il a le droit d'entrer dans un bureau, et encore cette salle où il entre n'a même pas l'air d'être un bureau, c'est peut-être tout simplement l'antichambre des vrais bureaux, et peut-être même pas, c'est peut-être une pièce où l'on retient tous ceux qui n'ont pas le droit d'entrer dans les vrais bureaux; Il parle avec Klamm, .. mais est-ce Klamm, N'est-ce pas plutôt quelqu'un qui ressemble un peu à Klamm? un secrétaire peut-être, en mettant les choses au mieux, qui ressemble un peu à Klamm et qui travaille à lui ressembler encore plus, qui prend le genre endormi de Klamm et son air de rêver toujours; c'est par ce côté qu'il est le plus facile à imiter, aussi bien des gens s'essaient-ils de le copier en cela, laissant prudemment de côté le reste de l'original. Un homme aussi souvent recherché et aussi rarement atteint que Klamm prend facilement dans l'imagination des gens des sillouhettes différentes."
Quelques interprétations des symboles qu’on peut déduire du récit (la lecture de ce roman, comme vous vous êtes peut-être rendu compte, stimule l'intellect et l'intuition, et les met en recherche de significations symboliques cachées) :
l’Arpenteur = l’homme et sa raison
Barnabé : l’Église, les « Prophètes »
Les aides = les instincts
Klamm = Dieu
Sortini ? Le Christ ?
Momus = le Pape
Erlanger = Vishnou endormi.
C'est un livre que certains jugeront sans doute ennuyeux et plein de détails et de propos oiseux (c'est voulu !) mais que beaucoup d'autres liront avec passion, enchantés et retenus par le mystérieux "je ne sais quoi" qui s'en dégage, et année après année toujours il éprouveront le désir de replonger dedans !