Une des scènes les plus connues, et les plus profondes du théatre français, CALIGULA et HELICON :
HÉLICON, d’un bout de la scène à l’autre. — Bonjour, Caïus.
CALIGULA, avec naturel. — Bonjour, Hélicon. Silence.
HÉLICON. — Tu sembles fatigué ?
CALIGULA. — J’ai beaucoup marché.
HÉLICON. — Oui, ton absence a duré longtemps.
Silence.
CALIGULA. — C’était difficile à trouver.
HÉLICON. — Quoi donc ?
CALIGULA. — Ce que je voulais.
HÉLICON. — Et que voulais-tu ?
CALIGULA, toujours naturel. — La lune.
HÉLICON. — Quoi ?
CALIGULA. — Oui, je voulais la lune.
HÉLICON. — Ah ! (Silence. Hélicon se rapproche.) Et pour quoi faire ?
CALIGULA. — Eh bien !… C’est une des choses que je n’ai pas.
HÉLICON. — Bien sûr. Et maintenant, tout est arrangé ?
CALIGULA. — Non, je n’ai pas pu l’avoir.
HÉLICON. — C’est ennuyeux.
CALIGULA. — Oui, c’est pour cela que je suis fatigué. (Un temps.) Hélicon !
HÉLICON. — Oui, Caïus.
CALIGULA. — Tu penses que je suis fou.
HÉLICON. — Tu sais bien que je ne pense jamais. Je suis bien trop intelligent pour ça.
CALIGULA. — Oui. Enfin ! Mais je ne suis pas fou et même je n’ai jamais été aussi raisonnable. Simplement, je me suis senti tout d’un coup un besoin d’impossible. (Un temps.) Les choses, telles qu’elles sont, ne me semblent pas satisfaisantes.
HÉLICON. — C’est une opinion assez répandue.
CALIGULA. — Il est vrai. Mais je ne le savais pas auparavant. Maintenant, je sais. (Toujours naturel.) Ce monde, tel qu’il est fait, n’est pas supportable. J’ai donc besoin de la lune, ou du bonheur, ou de l’immortalité, de quelque chose qui soit dément peut-être, mais qui ne soit pas de ce monde.
HÉLICON. — C’est un raisonnement qui se tient. Mais, en général, on ne peut pas le tenir jusqu’au bout.
CALIGULA, se levant, mais avec la même simplicité. — Tu n’en sais rien. C’est parce qu’on ne le tient jamais jusqu’au bout que rien n’est obtenu. Mais il suffit peut-être de rester logique jusqu’à la fin. (Il regarde Hélicon.) Je sais aussi ce que tu penses. Que d’histoires pour la mort d’une femme ! Non, ce n’est pas cela. Je crois me souvenir, il est vrai, qu’il y a quelques jours, une femme que j’aimais est morte. Mais qu’est-ce que l’amour ? Peu de chose. Cette mort n’est rien, je te le jure ; elle est seulement le signe d’une vérité qui me rend la lune nécessaire. C’est une vérité toute simple et toute claire, un peu bête, mais difficile à découvrir et lourde à porter.
HÉLICON. — Et qu’est-ce donc que cette vérité, Caïus ?
CALIGULA, détourné, sur un ton neutre. — Les hommes meurent et ils ne sont pas heureux.
HÉLICON, après un temps. — Allons, Caïus, c’est une vérité dont on s’arrange très bien. Regarde autour de toi. Ce n’est pas cela qui les empêche de déjeuner.
CALIGULA, avec un éclat soudain. — Alors, c’est que tout, autour de moi, est mensonge, et moi, je veux qu’on vive dans la vérité ! Et justement, j’ai les moyens de les faire vivre dans la vérité. Car je sais ce qui leur manque, Hélicon. Ils sont privés de la connaissance et il leur manque un professeur qui sache ce dont il parle.
HÉLICON. — Ne t’offense pas, Caïus, de ce que je vais te dire. Mais tu devrais d’abord te reposer.
CALIGULA, s’asseyant et avec douceur. — Cela n’est pas possible, Hélicon, cela ne sera plus jamais possible.
HÉLICON. — Et pourquoi donc ?
CALIGULA. — Si je dors, qui me donnera la lune ?
HÉLICON, après un silence. — Cela est vrai.
Caligula se lève avec un effort visible.
CALIGULA. — Ecoute, Hélicon. J’entends des pas et des bruits de voix. Garde le silence et oublie que tu viens de me voir.
HÉLICON. — J’ai compris.
Caligula se dirige vers la sortie. Il se retourne.
CALIGULA. — Et s’il te plaît, aide-moi désormais.
HÉLICON. — Je n’ai pas de raison de ne pas le faire, Caïus, mais je sais peu de choses, et peu de choses m’intéressent. En quoi donc puis-je t’aider ?
CALIGULA. — A l’impossible.
HÉLICON. — Je ferai pour le mieux.