C'est comme les Mémoires d'Outre-Tombe de Chateaubriand, et ça les vaut. Comme Mémoires d'Outre-Tombe ce n'est pas seulement l'histoire d'une vie (très attachante et Jean Ziegler est un personnage admirable, qu'on ne peut oublier) et celles des personnages, qui ont croisé sa vie et dont il sauve la figure et le destin de l’oubli, c'est mêlé à un cœur de chair saignant et à une intelligence perçante, une vaste symphonie humaine et historique, une fenêtre ouverte sur toutes les dimensions du temps et de l'espace. Avec ceci de plus par rapport à Chateaubriand que ça parle de notre monde où nous vivons, où d'autres meurent (ou sont morts...) et dont Ziegler a si bien su mettre à jours les noirs dessous, et dénoncer les scandales fondateurs. ("En écrivant je veŭ contribuer à délégitimer la doxa des seigneurs.")
Ca déborde non seulement d'intelligence et de révolte, mais d'émotion, d'angoisse, de fraternité, de poésie et de sensualité. C'est le genre de livre qu'on a envie de garder sur sa table de nuit pour en faire un livre de chevet (c’est ce que j’ai fait durant plusieurs années).

En 1997, quand je suis allé en Suisse, j’ai orienté tout mon voyage sur la recherche des lieŭ où il a passé.(si ! si ! voilà le genre de passion que peŭ susciter cet homme, j'ai fais la même chose pour seulement un autre auteur : Chateaubriand justement ! ) En commençant par Thoune sa ville natale, où j’ai cherché le Château-tribunal, sa maison natale de la rue des magnolias, et puis Aeschi (où il a rencontré Ricarda Huch ) et le village de son grand’ père pasteur. J’ai aussi cherché (en vain c’est tellement mal indiqué que pourtant pas loin je n’ai pu arriver à trouver la route qui y mène !) les villages de Kiental et de Zimmerwald (ceŭ qui connaissent l’histoire sauront tout de suite ce qui s’est passé là). Et à Genève j’ai pris ces deŭ photos : (censurées par la firle de menteurs capitalistes qu'est devenu Ipernity

L’Université de Génève où il est professeur de sociologie : (non ! ce n’est pas lui qui a fait mettre le panneau de circulation )

Et la Place des philosophes où il habite :

 



Son livre « est tout poétique », Et en plus il cite des poètes à chaque pas :

La roue épaisse de la terre

Fait rouler sa jante épaisse d’oubli,

Coupant le temps

En d’inaccessibles moitiés

(Pablo Neruda)


Maintenant, pris presque au hasard (pas tout à fait ! mais presque), et ce ne sont même pas les meilleurs ni les plus interessants (le reste est encore mieŭ ! pensez !) quelques extraits du livre :

Mon père croyait aŭ « mondes de raison » chers à Valéry. L’esprit seul peut annuler le chaos du monde. Ses œuvres procurent consolation et abri à l a dignité blessée, au désir à jamais inassouvi des hommes. Il me récitait souvent en allemand ces vers de Saint-John Perse, sans que j’en comprisse alors le sens :

« Écoute, ô nuit, dans les préaŭ déserts et sous les arches solitaires, parmi les ruines saintes et l’émiettement des vieilles termitières, le grand pas souverain de l’âme sans tanière. »

Au cours de nos longues promenades dans la montagne, j’entendis aussi les vers somptueŭ de l’Exil que mon père disait à voix basse, la tête baissée comme s’il parlait à ses pieds :

« nous mènerons encore plus d’un deuil, chantant l’hier, chantant l’ailleurs, chantant le mal à sa naissance et la splendeur de vivre qui s’exile à perte d’hommes cette année »

Très jeune déjà, j’avais le sentiment que mon père avait de la peine à vivre. (p.43)



Au Collège libre, les jeunes filles étaient souvent très jolies. Dans les couloirs sinistres, elles passaient légères comme des papillons. Mon corps de quatorze ans brûlait de tous les feŭ de l’univers. Le désir me ravageait. Pourtant je n’ai jamais touché ni même frôlé ces boucles dorées, ces seins et ces hanches naissantes. Je louchais donc comme un débile. J’étais terrorisé par les foudres virtuelles que l’Ancien, le Nouveau et tous les autres Testaments promettent aŭ fornicateurs et, d’une façon générale à tout homme manquant – ne fusse que par le regard – à la loi sacrée de la chasteté. (p. 88)



Clarté (fama franca intelekta/politika revuo) m’a donné le goût de repenser toute chose de façon radicale. Je veŭ dire : de déterrer à travers pierrailles et boue, brumes, distances et barricades, la racine de ce qui est.

(p. 107)


Nous marchâmes sur le boulevard, côte à côte. Elle prit ma main. Sentant la brûlure et voyant le pourpre de mes joues, elle me dit : « Je t’aime bien. « J’étais ivre de joie et fou d’absolu, d’être et d’universel. Nous avons fait connaissance dans le petit café du coin.

Née à même le plancher d’un grenier d’une maison du ghetto de Prague cernée par des brutes bottées en uniforme noir, Sarah avait pu quitter sa cachette dans les bras d’une bonne slovaque avant l’arrivée des camions. (p. 123)



L’étonnant Appenzellois me posait un problème que je devais rencontrer plusieurs fois encore au cours de mon existence ; Comment et pourquoi aimais-je des hommes et des femmes professant des opinions politiques et une vision de l’histoire diamétralement opposées aŭ miennes ? Derrière les conflits idéologiques et politiques, et au-delà d’eŭ, il y a le commun destin des hommes, leurs souffrances, leurs doutes, la mort. J’aime ce chant de Joan Baez : « Be not too hard … for life is short … and nothing is given to man. “ Celui qui tente d’alléger les angoisses de son prochain ou qui, dans sa chair, souffre lui-même abolit les distances, les contradictions politiques. J’éprouve pour lui une immédiate et intense sympathie. (p ; 179)



Vittoria ne s’opposa pas à mon départ.

Au pied du DC-3 qui devait me conduire à Kamina, puis à Élisabethville, elle prit mon visage entre ses mains. « Je t’aimes … beaucoup …. Plus que ma vie. » dit-elle dans un souffle. Elle m’embrassa doucement sur le front. Puis elle se détourna et quitta le tarmac en courant.

Je ne devais plus jamais la revoir.

(p. 183)



Opposant intraitable à la tyrannie marocaine, Ben Barka avait choisi l’exil en Europe. Hassan II avait été son élève en mathématiques. Il tentait maintenant de le faire assassiner.

Je vouais au petit homme rond aŭ yeŭ de charbon une admiration sans borne, une grande affection et beaucoup de gratitude. Lors de nos conversations nocturnes, autour d’un plat de couscous dans un restaurant algérien de la porte de Clichy, il m’avait révélé la lutte des peuples du Tiers-Monde et enseigné la stratégie de leurs ennemis.

A mes yeŭ, tout officier marocain – même sous le casque bleu – ne pouvait être que le complice du régime abhorré.

La plupart du temps, Urquhart était parfaitement maître de lui. Malgré la différence de nos statuts, malgré les décennies qui nous séparaient, il me parlait avec simplicité et franchise et parfois avec une émouvante modestie. Comme ce soir de pluie où, les traits du visage marqués par la douleur, la voix curieusement tremblante, presque timidement, il me demanda : « Comment puis-je faire pour communiquer à mon fils, qui refuse toute discussion avec moi, tout engagement pour une cause, un peu de votre esprit socialiste ? »

Je ne me souviens plus des balivernes dogmatiques, certainement assez confuses, que je lui servis en guise de réponse. Mais je ressens aujourd’hui encore l’intensité de la satisfaction et la flambée d’orgueil qui m’envahirent ce soir-là ; Un père humilié me demandait conseil … C’était le monde à l’envers. Pourtant, à l’instant même, je me détestai, mesurant brusquement, face à cet homme au regard douloureŭ et à la voix humble, l’étendue des blessures que j’avais infligées à mon propre père une dizaine d’années auparavant. Dans cet abris puant le tabac froid, le bois mouillé et la sueur, sous ce déluge de pluie, au cœur le plus profond de l’Afrique, à onze mille kilomètres de mon lieu de naissance, je découvris que j’aimais mon père … et que j’avais été incapable de le lui dire et de lui demander pardon. La fureur m’envahit. La honte. Je me haïssais. (p. 191)



J’ai d’ores et déjà remporté une victoire : car les seigneurs de la finance internationale n’aiment pas s’exposer à la lumière du jour. Ils s’avancent cachés ; Le crépuscule est leur monde. Ils craignent comme la peste le regard des peuples. (p. 303)



"L'intelligence d'un seul m'éteint la bêtise universelle." (Anne Archet)



Questar de Keith Jarret www.youtube.com/watch?v=Y-OMprqBbRA
« Questar : conserver, croire, chérir envers et contre tout au fond de son cœur les valeurs de la vie, de la raison, de l’idéal, croire à la morale, au romantisme, au cœur, à la bonté, à la vie, même si on ne la vit pas ! croire à tout ce qui fait la dignité humaine, contre tout réalisme avilissant, en dépit de l’impuissance, du doute, même sans espoir, ne fusse que par défi, que pour être soi-même, que pour passer le temps, que pour l’amour de tout ce qui est beau et vrai.» j'ai écrit ça seul chez moi le soir du 3/12/1984