« En général, on explique la Grande Guerre comme ceci : un coup de tonnerre dans un ciel bleu. On prétend que personne ne l’avait vue venir, que personne ne l’avait voulue... En réalité, les nuages de la guerre s’accumulaient depuis vingt ans. Une guerre était nécessaire. Et les élites politiques de l’Europe la voulaient, car elles estimaient qu’une guerre allait réaliser pour elles des choses fantastiques... »
Voilà des années que Jacques Pauwels est plongé jusqu’au cou dans l’histoire des révolutions et des guerres. Il a déjà publié de nombreux ouvrages sur le sujet. Aux éditions EPO vient de paraître, en néerlandais, son livre De Groote Klassenoorlog. 1914-1918 (« 1914-1918, la Grande Guerre des classes », qui sortira en français le 20 septembre, aux éditions Aden ; il sera donc en vente à ManiFiesta), un ouvrage incontournable sur la Première Guerre mondiale. Il voit deux causes principales à cette guerre : d’un côté, l’impérialisme ; ensuite, la peur de la révolution.
« Les grandes puissances industrielles, les grandes banques et les grandes entreprises voulaient de nouvelles colonies – ou des semi-colonies sur lesquelles elles auraient exercé un contrôle indirect pour leurs matières premières, leur main-d’œuvre bon marché et leurs possibilités d’investissement. Ici réside certainement l’une des principales raisons de la guerre. » Explications.
Replongeons-nous au début du 20e siècle. Le monde n’avait-il pas déjà été partagé ?
Jacques R. Pauwels. Pas tout à fait. La Chine, par exemple, un immense pays faible avec un énorme marché de débouchés, était encore totalement ouverte.
De plus, tous les pays n’étaient pas satisfaits de leur part. Sur le plan des colonies, l’Allemagne était le parent pauvre. Elle pensait pouvoir phagocyter la Belgique. La Grande-Bretagne était d’ailleurs prête à signer un accord à ce propos. Il ne fallait pas nécessairement en arriver à une guerre. La concurrence entre les pays impérialistes pouvait également être résolue par des accords mutuels. Parmi l’élite anglaise, il existait un groupe assez important qui aurait préféré collaborer avec l’Allemagne plutôt qu’avec la France. Pour satisfaire les Allemands, ces gens étaient prêts à céder le Congo belge à l’Allemagne.
Il est donc normal que la Belgique ait été impliquée dans cette guerre, puisque la Belgique était également un pays impérialiste.
Vous parlez également d’impérialisme social...
Jacques R. Pauwels. En effet. En acquérant des colonies, les pays pouvaient se débarrasser de leurs citoyens « gênants » : les classes inférieures qui, aux yeux de l’élite, étaient surpeuplées.
L’impérialisme était donc aussi une manière de résoudre les problèmes sociaux. Les pauvres pouvaient faire carrière dans ces colonies.
Les gens trop pauvres, on pouvait s’en débarrasser en les envoyant dans ces colonies. L’impérialisme était donc aussi une manière de résoudre les problèmes sociaux. Les pauvres pouvaient faire carrière dans ces colonies. De la sorte, ils se muaient en patriotes, au lieu de rester des emmerdeurs. En les laissant intervenir de façon agressive dans les colonies, ils ne posaient plus le moindre problème dans la métropole.
Il y avait, par exemple, pas mal de fils de fermiers sans travail, et ce, du fait que l’agriculture devenait trop productive. Ces gars, on pouvait les envoyer au Congo comme missionnaires. On a expédié là-bas une vingtaine de missionnaires de chaque bled agricole flamand. On leur a collé un uniforme sur le dos et, dès lors, ils ont pu aller jouer au patron chez les noirs.
Vous dites que l’enjeu, c’étaient les colonies. Pourquoi, dans ce cas, n’ont-ils pas mené la lutte dans les colonies mêmes ?
Jacques R. Pauwels. Cela a abouti à une guerre mondiale parce qu’il s’agissait de possessions impérialistes, mais cette guerre se déroula en Europe, parce que les pays impérialistes étaient principalement des pays européens. À deux exceptions près : les États-Unis et le Japon, qui ont pu se permettre de ne pas intervenir directement. D’autres pays ont un peu attendu – comme l’Italie et la Bulgarie, mais ils y sont finalement allés quand ils ont compris qu’il y avait quelque chose à gagner dans l’aventure.
Les pays qui n’étaient pas directement concernés n’auraient-ils pas mieux fait de rester neutres ?
Jacques R. Pauwels. Se confiner dans la neutralité n’était pas sans danger non plus. Pourquoi les États-Unis sont-ils entrés dans la guerre ? Pas pour sauver la démocratie ou une histoire du genre ; ça, c’est de la foutaise. En tant que pays impérialiste, ils guettaient une occasion pour s’étendre et la Chine se trouvait sur la liste de leurs desiderata. Non pas qu’ils aient voulu coloniser la Chine, mais ils voulaient y pénétrer sur le plan économique : il y avait des marchés de débouchés, des possibilités d’investissement, des contrats intéressants dans la construction des chemins de fer...
Les États-Unis devaient intervenir car, s’ils restaient neutres, ils allaient se retrouver les mains vides à la fin de la guerre.
Mais d’autres pays lorgnaient aussi la Chine, comme le Japon, par exemple. L’Allemagne et la France y avaient déjà des concessions, des mini-colonies. Le Japon, le grand concurrent des États-Unis, a déclaré la guerre à l’Allemagne sur un prétexte et ce qu’il a fait tout de suite, ç’a été de rafler en Chine ce morceau qui était à l’Allemagne. Ça n’a pas plu aux Américains. Les États-Unis devaient intervenir, car, s’ils restaient neutres, ils allaient se retrouver les mains vides à la fin de la guerre.
C’était comme une loterie : celui qui ne jouait pas ne pouvait pas gagner. En février 1917, en France, le président du Conseil (chef du gouvernement à l’époque, NDLR) avait déclaré que seuls les pays engagés dans la guerre auraient leur mot à dire dans le repartage du monde après la guerre. D’après moi, il y a un rapport entre cette déclaration et le fait que les États-Unis ont déclaré la guerre à l’Allemagne en avril de la même année. Les gagnants de la guerre avaient l’intention de se récompenser eux-mêmes, les perdants allaient perdre, mais les neutres ne recevraient rien. Au contraire, même, car ceux qui restaient neutres pouvaient être sanctionnés parce qu’ils n’étaient pas dans le camp des vainqueurs.
Comment cela ?
Jacques R. Pauwels. Prenons le Portugal. En 1916, les Portugais eux aussi ont déclaré la guerre à l’Allemagne. Pas parce qu’ils croyaient devoir y être quand les prix seraient distribués à la fin de la guerre, mais parce qu’ils estimaient qu’ils allaient devoir payer le prix de leur neutralité s’ils n’y allaient pas. Ils savaient que, déjà avant la guerre, les Britanniques avaient proposé les colonies portugaises à l’Allemagne. Les Portugais s’étaient donc dit qu’ils allaient perdre leurs colonies s’ils restaient neutres. Le Portugais avait donc une peur bleue, en restant neutre, de tout perdre. Et qu’a-t-il fait ? Il a déclaré la guerre à l’Allemagne. Au grand dam des Britanniques. Le Portugal avait-il quelque chose contre l’Allemagne ? Non, absolument rien. Mais, pour ces raisons impérialistes, il ne pouvait se permettre de se cantonner dans sa neutralité.
On dit toujours que les Britanniques sont partis en guerre parce que la souveraineté belge avait été violée par les Allemands. Mais ce n’était sans doute pas la vraie raison ?
Jacques R. Pauwels. Non. Ils avaient tout simplement besoin d’une excuse, car la Grande-Bretagne voulait de toute façon la guerre avec l’Allemagne. En secret, elle avait déjà conclu un accord avec la France, obligeant l’armée britannique à venir en aide aux Français.
La Grande-Bretagne avait besoin d’une excuse, car elle voulait de toute façon la guerre avec l’Allemagne.
Pourquoi les Britanniques avaient-ils conclu ce marché avec les Français ? Parce qu’ils voulaient la guerre avec l’Allemagne et qu’ils savaient que l’Allemagne était l’ennemie de toujours de la France. Les Britanniques et les Français n’avaient jamais été amis. Ils le sont devenus parce qu’ils avaient un ennemi commun.
Pourquoi la Grande-Bretagne voulait-elle la guerre avec l’Allemagne ?
Jacques R. Pauwels. La puissance politique et économique de la Grande-Bretagne s’appuyait sur le contrôle des sept brtroops mesopotamiamers. Britannia rules the waves. La Grande-Bretagne règne sur les mers. La flotte britannique devait rester aussi importante que toutes les autres flottes ensemble, afin de pouvoir dominer n’importe qui. Mais, fin du 19e siècle, début du 20e, les Allemands se mirent eux aussi à construire des navires. Il s’agissait de navires modernes qui ne naviguaient plus au charbon, mais au pétrole. La Grande-Bretagne avait du charbon, mais pas de pétrole. Elle devait donc acheter ce pétrole aux États-Unis, à la Standard Oil. Mais, en tant que grande puissance, la Grande-Bretagne n’aimait pas dépendre des États-Unis, parce qu’ils étaient de grands rivaux, et même des ennemis.
Et cela servit les Britanniques que l’Allemagne envahisse la Belgique.
La Grande-Bretagne voulait une source indépendante de pétrole et elle s’est donc mise à chercher. D’abord du côté de la Perse, l’actuel Iran, où les Britanniques avaient conclu un marché avec les Russes pour se partager le pétrole. Du pétrole a ensuite également été découvert en grande quantité en Mésopotamie, l’actuel Irak, qui faisait partie de l’Empire ottoman, à l’époque l’homme malade de l’Europe. Déjà avant la guerre, les Britanniques avaient raflé une partie de ce pays et l’avaient appelée le Koweït. Les Britanniques y avaient installé un émir, qui était leur ami, sur le trône. Pas un démocrate, mais bien disposé à jouer le jeu.
Un peu plus tard, on trouva également du pétrole près de la ville de Mossoul : la Mésopotamie devint clairement l’objet de désir des Britanniques. Mais elle appartenait aux Ottomans. Et Mossoul se trouvait plus loin à l’intérieur des terres, il était difficile de s’en emparer. Mais que découvrirent alors les Britanniques ? Que l’Empire ottoman et l’Allemagne avaient un projet commun de construction d’une voie ferrée reliant Bagdad à Berlin. Les Allemands avaient donc l’intention d’acheminer ce pétrole de la Mésopotamie vers leur propre marine de guerre. Et cela, les Britanniques devaient l’empêcher coûte que coûte. Comment ? Par une guerre. Quand la guerre éclata, l’armée anglo-indienne, qui se trouvait déjà dans les parages, débarqua immédiatement en Mésopotamie.
Cela dit, l’armée britannique en Europe était trop faible pour combattre l’armée allemande. La Grande-Bretagne a donc eu besoin d’alliés. La France et la Russie, elles aussi ennemies de l’Allemagne, avaient des armées énormes. Et c’est ainsi qu’on en arriva à un accord militaire avec la France.
Voulez-vous dire qu’il ne manquait, en réalité, plus que l’occasion de partir effectivement en guerre contre l’Allemagne ?
Jacques R. Pauwels. Exactement ! Et cela servit les Britanniques que l’Allemagne envahisse la Belgique. Ils ont prétendu que la violation de la neutralité de la Belgique était un gros problème. Pourtant, lorsque les Japonais ont attaqué la concession allemande en Chine, les Britanniques sont allés aider les Japonais, et ce sans demander non plus à la Chine s’ils pouvaient la traverser. C’était également une violation. Ce que les Allemands avaient fait en Belgique, les Britanniques l’avaient fait eux-mêmes en Chine. L’idée que les Britanniques sont partis en guerre pour protéger la Belgique, c’était une grande fiction. Une excuse.
Dans votre livre, vous montrez qu’à côté du partage du monde, il y avait une seconde raison à la guerre : c’était une occasion de freiner le mouvement social.
Jacques R. Pauwels. En effet. L’impérialisme est un système qui fonctionne au profit des grands acteurs du système capitaliste : les banques et les grandes entreprises, ceux qui ont besoin des matières premières, des marchés, qui, sur le plan international, sont actifs dans le secteur minier, dans la construction des chemins de fer... Ces gens avaient des problèmes avec leurs travailleurs.
Mais même si cela n’aboutissait pas à une révolution, même si les socialistes devaient simplement gagner les élections et on s’en approchait –, l’élite craignait que tout ne change.
Ces travailleurs se sont mis à réclamer de meilleures conditions de travail, ils ont créé des syndicats, ils avaient leurs propres partis, ils voulaient des salaires plus élevés, plus de démocratie, le droit de vote... Ce mouvement social était une épine dans le pied pour les capitalistes. Les partis socialistes obtenaient aussi de plus en plus de voix. « Où cela va-t-il s’arrêter ? », pensait l’élite qui, manifestement, avait peur d’une révolution.
Mais même si cela n’aboutissait pas à une révolution, même si les socialistes devaient simplement gagner les élections et on s’en approchait, l’élite craignait que tout ne change. Il fallait mettre un terme à cela, faire régresser cette démocratisation.
Que pouvait-on faire contre cela ? Primo : les éléments les plus gênants furent déportés aux colonies. Cet impérialisme social résolut déjà une partie du problème. Le Britannique Cecil Rhodes dit que l’impérialisme était nécessaire pour éviter une guerre civile.
Mais on ne pouvait déporter tout le monde. Vers les années 1900 régnait parmi l’élite une « peur de la masse », la masse dangereuse qui connaissait une montée irrésistible. Pour endiguer ce danger, la guerre était une solution. L’élite voulait revenir au temps des seigneurs qui commandaient, et des esclaves qui obéissaient. Inconditionnellement. Le but était d’anéantir les idées révolutionnaires. Le retour en arrière. Précisément le genre de situation que l’on a dans l’armée : pas de discussion, pas de démocratie et un bel uniforme pour tout le monde. On voulait militariser la société. Il fallait donc une guerre. Et le plus tôt serait le mieux.
On était pressé ?
Jacques R. Pauwels. Tous les partis pensaient à ce moment qu’ils ne pouvaient pas perdre. Les Français, les Britanniques et les Russes avaient une alliance, la Triple Entente. Ils pensaient qu’ensemble, ils étaient invincibles. Les Allemands avaient l’Autriche-Hongrie dans leur camp, leurs généraux de génie et une industrie énorme derrière eux qui pouvait fabriquer les meilleurs canons.
Cet attentat à Sarajevo n’a pas été la raison de la guerre, c’était le prétexte pour enfin s’y lancer.
Plus encore : en attendant trop longtemps, il pouvait que, quelque part, les socialistes remportent les élections, et là, l’élite craignait la révolution. Les Britanniques et les Français, par exemple, ne pouvaient pas attendre trop longtemps, car ils craignaient qu’en Russie la révolution n’éclate. Dans ce cas, ils auraient perdu cet allié et n’auraient certainement plus pu être victorieux.
À un moment donné, on ne put plus attendre. Cet attentat à Sarajevo n’a pas été la raison de la guerre, c’était le prétexte pour enfin s’y lancer. Tout comme la violation de la neutralité belge n’avait pas été une raison de partir en guerre contre l’Allemagne. Ils avaient besoin d’un prétexte.
La guerre avait des causes géostratégiques et servait des intérêts nationaux. Mais c’est cruel d’envoyer des millions de gens à la mort pour ça, non ?
Jacques R. Pauwels. Oui, c’est cynique et particulièrement cruel. Mais, au début du 19e siècle, c’était la pensée social-darwinienne, qui prévalait. L’élite estimait qu’elle se trouvait tout en haut de l’échelle sociale, qu’elle était composée des meilleurs une fois pour toutes. Ils rationalisaient toute cette violence et tous ces morts : il y avait trop de monde et une guerre tomberait à point pour faire un peu de nettoyage, pour élaguer les classes inférieures.
C’est une erreur de penser que ces généraux étaient des sadiques. C’étaient des gens très normaux qui appliquaient ce qui, à l’époque, était une pensée commune, à savoir qu’il y avait une hiérarchie parmi les gens et qu’eux étaient tout en haut et que ceux d’en bas étaient gênants et dangereux et, en outre, bien trop nombreux. L’élite estimait qu’elle avait le droit de contrôler les autres. Et cela valait aussi pour l’élite belge ! Car ne l’oubliez pas : ce que les Belges ont fait au Congo est bien plus grave que ce que les Allemands ont fait en Belgique. Mais la Belgique martyre, c’est un beau thème pour nos manuels d’histoire...
Ce que les Belges ont fait au Congo est bien plus grave que ce que les Allemands ont fait en Belgique.
Quand on voit les choses de la sorte, on comprend pourquoi ces généraux envoyaient des centaines de milliers d’hommes à la mort. Non pas parce qu’ils étaient des gens cruels, mais parce qu’ils étaient convaincus de bien agir.
L’écrivain français Anatole France a dit à l’époque : « Nous croyons mourir pour la patrie, mais nous mourons pour les industriels.&nbs