Mon premier amour est un loup. Un vrai loup avec fourrure, odeur, dents jaune ivoire, yeŭ jaune mimosa. Des taches d'étoiles jaunes dans une montagne de pelage noir.
Mes parents sortent en criant de la roulotte, c'est la nuit, les autres roulottes, une à une, s'éclairent, tous en descendent, le clown, l'écuyère, le jongleur, les femmes, les autres enfants, tous en chemise de nuit, en pyjama ou à moitié nus, ils m'appellent, s'accroupissent sous les camions pour voir si je ne m'y suis pas cachée par jeu et ensuite endormie - c'est déjà arrivé plusieurs fois -, ils s'éloignent sur la place du village, appellent encore, n'appellent plus mais hurlent, des fenêtres commencent à s'allumer aŭ maisons voisines et des gens se fâchent, crient au tapage nocturne, menacent des gendarmes.

C'est ma tante qui me trouve. Elle court aussitôt de l'un à l'autre, impose le silence, fait signe qu'on la suive sans bruit : voilà le cirque au complet qui s'approche de la cage, la porte est entrouverte, je suis allongée dans la paille dorée à l'urine et j'ai les yeŭ fermés, ma petite tête de deŭ ans appuyée contre le ventre du loup. Je dors. Je dors d'un sommeil limpide et bienheureŭ.

Le loup venait des forêts de Pologne. On l'exposait pour attirer les spectateurs pendant l'installation du chapiteau. Il n'entrait dans aucun numéro. Un loup, ça ne se dresse pas. Les gens emmenaient leurs enfants voir le prince noir des contes de fées, la brute superbe. On ne leur disait pas la vérité : que ce loup était plus aimable qu'un lapin, que l'écuyère lui donnait à manger dans sa main et que rien de grave, pas même un grognement, n'était jamais sorti de la montagne de fourrure et d'étoiles. On avait accroché un écriteau en lettres rouges au-dessus de la cage : loup de la région de Cracovie. Les gens étaient plus effrayés par la pancarte que par la bête assoupie au fond de la cage. Mais ils étaient contents, ça leur suffisait comme preuve. Ce sont les noms qui font peur. Les choses sans les noms ce n'est rien, pas même les choses.

Donc toute la tribu est là, en demi-cercle devant le tableau de la petite fille au loup. D'accord il n'est pas dangereŭ mais, quand même, il y a des limites, mon père s'approche, entre dans la cage et quand il va pour me saisir, le loup redresse la tête, seulement la tête, aucun mouvement du ventre ou des pattes, comme s'il souhaitait ne pas me réveiller - et il se met à grogner pour la première fois, à montrer ses dents jaunies. Nouvelle tentative de mon père, un grognement plus fort, plus net, et les dents qui se découvrent jusqu'aŭ gencives. Mon père recule, rejoint les autres.

On discute, on réfléchit. Le dompteur dit : c'est mon métier, j'y vais. Même réaction, la mâchoire qui claque. On choisit d'attendre. Les heures s'écoulent, silencieuses. Ils sont tous là, grelottant de froid devant la cage, guettant l'instant où le loup va s'endormir. La scène dure jusqu'au matin. Jusqu'à l'aube le loup veille sur mon sommeil.

Lorsque, caressée par les premiers rayons de lumière froide, j'ouvre mes yeŭ, m'étire et commence à me mettre debout, il s'écarte doucement et va à l'autre bout de la cage, gagner un repos bien mérité. Je ne sors pas tout de suite. Je regarde les autres derrière la grille, la pâleur de leurs visages, je ris, je chante, toute rafraîchie par ce sommeil immaculé. On m'empoigne, deŭ claques sur les fesses et on me boucle une semaine dans la roulotte.

Depuis on me surveille. On vérifie dix fois par jour la fermeture de la cage. On ne peut m'empêcher de passer des heures devant. Quand l'attention se relâche, vite, je tends les mains à travers les barreaŭ et je les lui donne à lécher. Le soir, avant de m'endormir, il faut que mon père m'emporte en pyjama devant la cage et que, quelques minutes, je regarde les yeŭ jaune soleil dans la nuit d'encre, que je m'avance et que je me perde dans ces yeŭ-là.

Le loup est mort près d'Arles. J'avais huit ans. On est venu m'en prévenir avec des soins infinis, comme on devait informer un général d'une grave défaite de ses troupes. Je n'ai rien dit. La caravane s'est arrêtée un peu avant Arles, dans une décharge éclairée de
coquelicots. Les hommes ont sorti des pelles, c'est moi qui ai guidé le cortège, j'ai choisi le coin le plus ensanglanté de coquelicots, on a creusé un trou, je me suis fâchée avec ma mère, finalement elle a cédé et on a exaucé mon souhait, on a glissé le pyjama dans le trou, on a enveloppé le loup dedans.

Je ne suis jamais retournée du côté d'Arles. Je sais que les morts ne sont pas dans la mort, je sais que les morts sont dans un monde qui n'est séparé du nôtre que par un mince filet de lumière, je vois parfois passer la tête du loup dans le rideau des lumières, je souris, je regarde les yeŭ jaunes dans la lumière d'or."

( Christian Bobin: La Folle allure )


on en a les yeŭ pleins de larmes, plein