s'il te plait, ours, sois gentil ! laisse-nous te tuer ! (15/02/2013)

James George Frazer (1854-1941) est un des plus fascinant des anthropologues


James George Frazer (1854-1941) est un des plus fascinants des anthropologues, l’œuvre de sa vie « Le Rameau d’Or » est une « Bible » (2000 pages, en deux tomes, dans la collection «Bouquins») des rites populaires, des mythes et des religions comparées, elle se lit, très facilement, comme un roman (je l’ai eu des mois sur ma table de chevet ou carrément sur mon lit !). Il a vécu en cette époque qui ne reviendra plus, l’époque où Alphonse Daudet en 1871 dans un de ses Contes du Lundi : « La dernière Fée » pleurait la disparition des légendes et des croyances populaires devant le froid et rationaliste modernisme. A cette époque-jonction entre celle où personne ne s’intéressait à ce que pratiquait ou pensait le peuple, et où la science anthropologique n’existait pas, et celle où tout cela, que Frazer croyait « éternel », est mort. A la dernière époque où certains de ces rites populaires étaient encore vivants, et où les autres venaient à peine de s’éteindre et que les témoignages de première main pouvaient être rassemblés par d’innombrables voyageurs, mémorialistes, ethnographes, dont les références bibliographiques, par centaines emplissent les pages de notes de son livre. Après ce sera la fin. Van Gennep (lui aussi a écrit un « pavé » là-dessus, passionnant à lire aussi, même si il est moins ambitieŭ) qui est d’une génération plus tard avait déjà du mal pour trouver des traditions françaises vivantes, c’étaient les dernières, maintenant tout est mort, et d’ailleurs on étonnerait bien, même les paysans européens d’aujourd’hui si on leur rappelait toutes les croyances et les rites de leurs ancêtres ( « le coq du blé », vous connaissez ?)

Ici je vous ai recopié un (très court !) passage sur le thème « propitiation d’animaŭ sauvages par les chasseurs ». C’est très intéressant: Tous les sophismes, les artifices, les « tortillages du cul » aŭquels avaient recours les peuples se nourrissant de la viande des ours montrent une chose : que ces chasseurs étaient partagés entre le désir de manger la bonne viande et le sentiment de quelque chose, que la civilisation technicienne à la Zygmunt Baumann (quand le lien entre les atrocités et leur produit final est masqué, quand la chaîne et désolidarisée, « administratisé », et industrialisée, aseptisée, et enfin quand les victimes sont deshumanisées – dans son livre « Modernité et Holocauste ») nous a habitué à oublier, mais dont ils restent clairement ou sourdement conscients : qu’un ours aussi c’est une personne vivante et de tuer une personne vivante c’est toujours un meurtre, alors que faire ? heureusement le jésuitisme et les rites ça aide !

« On peut ainsi retrouver dans toute la partie nord du vieŭ monde, depuis le Détroit de Behring jusqu’à la Laponie, cette vénération qu’a le chasseur pour l’ours qu’il tue et mange régulièrement ; On la retrouve sous des formes analogues dans l’Amérique du Nord. Chez les indiens d’Amérique, une chasse à l’ours était un événement important auquel ils se préparaient par de longs jeunes et des purifications. Avant de partir, ils offraient des sacrifices expiatoires aŭ âmes des ours tués dans les chasses précédentes et les suppliaient d’accorder leur faveur aŭ chasseurs. Quand un chasseur avait tué un ours, il allumait sa pipe, en glissait le bout entre les babines de l‘ours et, soufflant dans le culot, remplissait de fumée la gueule de l’animal. Puis il demandait à l’ours de ne pas se mettre en colère parce qu’il l’avait tué et de ne pas lui nuire dans la suite de la chasse. On faisait rôtir le corps tout entier et on le mangeait sans en laisser un seul morceau. On suspendait à un poteau la tête, après l’avoir peinte en rouge et en bleu, et des orateurs s’adressaient à elle, comblaient l’animal d’éloge. Quand des hommes du clan de l’ours, dans la tribu des Ottawas, tuaient un ours, ils lui offraient un repas de sa propre chair et lui parlaient ainsi : "Ne sois pas fâché contre nous de t’avoir tué. Tu es raisonnable ; tu vois que nos enfants ont faim. Ils t’aiment et veulent te garder dans leur corps. N’est-ce pas une gloire que d’être mangé par les enfants d’un chef ? »

les Assiniboins font des prières à l’ours, lui offrent en sacrifice du tabac, des ceintures et autres objets de valeurs. Ils célèbrent aussi des fêtes en son honneur pour obtenir ses faveurs et vivre en sécurité. Ils gardent souvent pendant plusieurs jours, placée dans un endroit convenable, la tête de l’ours, ornée de morceaŭ d’étoffe rouge, de colliers, de plumes de couleur. Ils lui offrent leur pipe et lui demande la permission de tuer tous les ours qu’ils rencontrent, sans qu’il y ait danger pour eŭ, afin de pouvoir s’oindre le corps avec leur graisse si fine, et se régaler de leur chair délicate.

Un marchand du XVIIIè siècle raconte comment des chasseurs Ojibways couvrirent de caresses affectueuses une ourse qu’il venait de tuer. Ils lui prenait la tête entre les mains, la caressaient, la baisaient, lui demandaient mille fois pardon de cette mort si violente ; ils l’appelaient leur parente, leur grand-mère, et la suppliaient de ne pas les accuser, car c’était un anglais qui l’avait tuée. Après avoir séparé la tête du corps, ils l’ornèrent de tous les colifichets qu’ils purent trouver et la placèrent sur une estrade dans la cabane. Le lendemain, ils allumèrent leurs pipes et en soufflèrent la fumée dans les narines de la bête ; le marchand fut invité à témoigner une semblable marque de respect à l’animal pour racheter le meurtre qu’il avait commis. Avant de faire ripaille avec la chair de l’ours, un orateur prononça un discours dans lequel il déplora la triste nécessité où ils se trouvaient de faire périr les ours leurs amis ; car, sans cela, comment arriveraient-ils à vivre ? Certains indiens des Iles de la Reine Charlotte, près de la côte nord-ouest d’Amérique, avaient l’habitude de marquer d’une rangée de quatre croix rouges la peau des ours, des loutres et autres animaŭ pour apaiser l’esprit de la bête qu’ils venaient de tuer. Quand les indiens Thompsons de la Colombie britannique partaient à la chasse à l’ours, ils s’adressaient parfois à l’animal, le priant de venir se faire tuer. Ils suppliaient l’ours gris de ne pas être en colère contre le chasseur, de ne pas lutter contre lui, mais plutôt d’avoir pitié de lui et de venir s’en remettre à sa merci.

James George Frazer Le Rameau d’Or p. 329-330

 

 

On peut maintenant lire cet ouvrage passionnant et fondamental en ligne !
ici :
www.sacred-texts.com/pag/frazer
et ici un site où on peut le télécharger :
www.gutenberg.org/ebooks/3623

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